Ana Maria Vicedo-Cabrera

est professeure assistante à l’Institut de médecine sociale et préventive de l’Université de Berne. Âgée de 38 ans et originaire d’Espagne, l’épidémiologiste dirige le groupe de recherche interdisciplinaire « Changement climatique et santé ». En 2021, elle a publié en qualité de première auteure une étude internationale qui évaluait pour la première fois la part du changement climatique dans les décès liés à la chaleur entre 1991 et 2018 dans plus de 700 villes de 43 pays. Une équipe de recherche menée par Mme Vicedo-Cabrera s’est penchée sur la même question pour l’été 2022 en Suisse.

Portrait Ana Maria Vicedo-Cabrera
© Aurélien Barrelet

Ana Maria Vicedo-Cabrera, quels sont les effets du changement climatique sur la santé ?

Nous disposons aujourd’hui de preuves solides qui attestent que les phénomènes météorologiques extrêmes dus au changement climatique, la chaleur tout particulièrement, ont de graves répercussions sur la santé. Cette réalité concerne également la Suisse. Notre étude de l’été 2022, anormalement chaud en Suisse, a montré que sur plus de 600 décès liés à la chaleur, 60 % étaient dus au réchauffement climatique.

Comment savez-vous que ces décès sont dus à la chaleur ?

Les données médicales sur les causes de décès permettent rarement d’attester avec certitude qu’une personne est morte de chaleur. Nous savons toutefois, grâce à des études physiologiques et épidémiologiques, que les températures élevées sont coresponsables d’une partie des décès dus aux maladies cardiovasculaires et aux maladies respiratoires. La chaleur est un tueur silencieux. Nous utilisons alors des modèles statistiques pour déterminer la surmortalité liée à la température sur une période précise, à partir de séries de données.

Et comment estime-t-on la part de décès imputables au changement climatique ?

Grâce à des simulations climatiques. Nous calculons l’impact qu’auraient eu la chaleur et d’autres facteurs environnementaux sur la santé sans le changement climatique, et nous comparons le résultat avec les observations actuelles. La différence peut ainsi être imputée au réchauffement climatique.

Les personnes âgées sont désormais mises en garde contre la chaleur. Quelles autres informations la recherche peut-elle nous fournir concernant les populations vulnérables ?

En Suisse, les femmes âgées sont plus à risque que les hommes par rapport à la chaleur. D’abord pour des raisons physiologiques, mais aussi par le fait que les femmes se trouvent plus souvent à l’extérieur. La population jeune est aussi concernée. Notamment les femmes enceintes et les personnes atteintes de maladies psychiques, particulièrement sensibles aux températures ambiantes plus élevées. Cette dernière catégorie est passée inaperçue jusqu’à récemment.

Pourquoi le stress dû à la chaleur est-il plus important chez les personnes atteintes de troubles psychiques ?

Dans une étude réalisée pour la Suisse, nous avons constaté une corrélation claire entre les températures élevées et un risque accru d’hospitalisations en raison de maladies psychiques. Il semble qu’en cas de forte chaleur, ces personnes perdent le contrôle de leur état de santé. Le risque qu’elles subissent une aggravation de la maladie augmente. Le fait qu’elles soient plus sensibles aux facteurs de stress représente aussi une d’explication. Les médicaments peuvent aussi rendre certaines personnes plus sensibles à la chaleur. Il existe en outre des indices d’augmentation des risques suicidaires. Tout cela nécessite des recherches supplémentaires.

Notre pays ne connaît pourtant pas les chaleurs torrides qui frappent par exemple le sud de l’Europe. Mais les effets sur la santé sont déjà perceptibles. Pourquoi ?

La Suisse est considérée comme un pays au climat tempéré, mais depuis quelques années, les étés sont caractérisés par des épisodes de hautes températures qui affectent la santé des gens, voire coûtent des vies. La Suisse est donc aussi vulnérable à la chaleur. Des politiques publiques dans ce domaine sont absolument nécessaires. Le changement climatique en Suisse ne concerne pas seulement les glaciers et la neige, il affecte aussi notre santé, parfois avec des conséquences fatales.

Cela veut-il dire que nous devons nous adapter et nous protéger de la chaleur ?

Avec les taux de réchauffement actuels, les étés caniculaires comme celui de 2022 ne deviendront pas seulement plus fréquents en Suisse ces prochaines décennies : ils deviendront la norme. L’été caniculaire de 2022 aura représenté un été moyen. Et même si nous réduisions immédiatement et drastiquement les émissions de gaz à effet de serre, nous serions encore exposés à des températures élevées au cours des années à venir, comme le montrent les études climatiques.

Alors que faut-il faire ?

Pour passer à l’action, le monde politique, la population et les spécialistes doivent prendre conscience que le changement climatique entraîne des menaces réelles pour la santé. Pas seulement dans le futur, mais déjà ici et maintenant. Je trouve la manière dont le National Centre for Climate Services de la Confédération (NCCS) présente les connaissances relatives au climat et propose des options d’action très pertinente. Dans le domaine de la santé en particulier, il est important de sensibiliser les professionnels. Les médecins, le personnel de santé et les thérapeutes jouent un rôle clé pour informer le public sur les risques pour la santé. Ils jouissent d’une grande crédibilité et d’une grande confiance. Les urbanistes et les spécialistes de l’aménagement du territoire ont aussi leur rôle à jouer.

Comment peuvent-ils nous prémunir contre les canicules à long terme ?

Le refroidissement des bâtiments en Suisse n’est pas écologique. Les maisons sont construites pour l’hiver. Les surfaces vitrées, qui permettent de bénéficier de la lumière du jour, deviennent un problème lors des étés chauds. Dans les villes, où la population est particulièrement affectée par les canicules, des « oasis climatiques » pourraient représenter une solution. Il s’agit de lieux ombragés dans les parcs ou les centres de quartier où les personnes vulnérables comme les aînés, les enfants ou celles socialement défavorisées peuvent se rendre aux heures les plus chaudes. Nous savons que les plans d’action contre la chaleur sont utiles. La mortalité liée à la chaleur est manifestement plus faible dans les villes suisses qui appliquent déjà ce type de plans.

Le changement climatique a-t-il d’autres conséquences sur la santé en Suisse ?

Nous essayons actuellement de comprendre l’évolution de la charge de morbidité dans les maladies à transmission vectorielle. Il s’agit de maladies infectieuses, telles que la maladie de Lyme, qui se transmet par les tiques et se propage dans d’autres pays en raison des changements climatiques. Le degré d’urgence n’est peut-être pas encore particulièrement élevé pour ce type de maladies en Suisse. Mais en tant que chercheuse, je veux contribuer à établir des bases objectives pour que les autorités sanitaires puissent réagir et que la population se rende compte que les mesures de lutte contre le changement climatique servent directement la santé.