« Je regarde les photos de mes randonnées hivernales et chacune de ces marches me rappellent des souvenirs. Entre Effretikon et Wetzikon, la neige brillait comme si nous étions en Engadine. Nous étions heureux de pouvoir oublier l’agglomération pourtant si proche. À la fin de la balade, au bord du lac de Pfäffikon, nous avons bu le schnaps que P. avait emporté. Dans les Franches-Montagnes, la forte bise nous a presque tués. Dans une forêt près du Noirmont, les doigts bleuis par le froid, nous avons allumé un feu dans un creux abrité du vent et grillé des saucisses.
En explorant une combe dans l’Emmental, raquettes aux pieds, j’ai trouvé la solitude pesante. J’ai finalement fait demi-tour parce qu’une plaque de neige menaçait de se décrocher sur un versant. En nous baladant près de Marthalen, dans le vignoble zurichois, nous avons découvert une sorte de forêt vierge créée par le castor, parsemée d’arbres renversés et de mares gelées. Juste après, nous avons croisé un petit groupe d’hommes devant une cabane, probablement des chasseurs, qui buvaient leur premier verre de la journée. Lorsqu’après une marche dans la haute neige, en Appenzell, au-dessus de Heiden, j’ai enfin atteint le Chindlistein, j’ai ressenti une certaine émotion en touchant la surface rêche de ce rocher mystérieux devant lequel se réunissaient nos ancêtres. À Klosters, à la descente du train, les skieurs étaient trop nombreux pour moi. Heureusement, ils se sont tous dirigés vers les remontées mécaniques, pendant que nous empruntions le chemin balisé en direction de Serneus, Saas et Küblis.
Entre Küssnacht et Lucerne, nous avons d’entrée été choqués par la froideur des constructions situées sur le versant du Rigi. Dans la vallée de Conches, un jour de grand froid, je suis tombé, en entrant dans un petit bois, sur le corps gelé d’un lièvre qui gisait sur le sentier. En flânant près d’Agno dans le Malcantone, au bord du lac de Lugano, j’ai aperçu le Monte Caslano et je me suis rappelé les magnifiques hellébores que nous avions vues en fleur là-bas un an plus tôt, au mois de février.
Depuis de nombreuses années, je pars en randonnée une ou deux fois par semaine. La nature me rend presque toujours heureux. Parfois, elle me fait peur aussi. Elle me procure beaucoup de joie, et la voir entravée et abîmée me rend triste. La nature reflète nos sentiments. Elle permet d’accéder à la connaissance de soi. La nature, ce grand luxe menacé de notre époque, est un miroir pour les humains, qui s’y reconnaissent comme des êtres tantôt vulnérables, tantôt souverains, parfois impitoyables. »
Thomas Widmer
Thomas Widmer est né dans le canton d’Appenzell Rhodes-Extérieures. Après avoir étudié l’arabe et les sciences islamiques, il devient journaliste. Sa passion pour la marche, sujet sur lequel il écrit depuis plusieurs années déjà, lui a valu le surnom de « pape suisse de la randonnée » de la part du magazine allemand Der Spiegel. À ce jour, il a publié six livres aux éditions bâloises Echtzeit, dont le bestseller Schweizer Wunder célébrant les merveilles de la nature en Suisse, ainsi qu’un recueil d’expressions alémaniques farfelues intitulé Mein Wortschatz. Thomas Widmer vit à Zollikerberg, dans le canton de Zurich.