À -50 °C, chaque inspiration frise les limites du supportable. Même emmitouflé dans une doudoune à capuche et des pantalons thermiques, personne ne voudrait s’attarder dans le local de réfrigération des sous-sols de l’Université de Berne. Avec ces températures, cette pièce n’est pas faite pour accueillir des êtres humains, mais pour conserver des trésors scientifiques comme des échantillons de glace historiques provenant de l’Antarctique.
Ces morceaux de glace sont d'autant plus précieux qu'ils datent de 1,2 million d’années. Rien de tel n’a jamais été prélevé et analysé jusqu’à présent. Pour trouver de la glace aussi ancienne, il faut creuser à des profondeurs extrêmes. C’est ce qu’ont fait des collaborateurs de douze instituts de recherche provenant de dix pays européens dans le cadre du projet « Beyond EPICA ». L’opération de forage dans la calotte glaciaire de l’Antarctique a permis d’atteindre 2500 mètres de profondeur pour obtenir des carottes qui renferment l’histoire climatologique de la Planète.
L’équipe de scientifiques a extrait des tubes de dix centimètres de diamètre et de quatre mètres de long. Directement sur place, ceux-ci ont été découpés en morceaux d’un mètre pour en faire des échantillons plus maniables, puis emballés dans un film plastique et disposés dans des caisses isolantes en polystyrène. Fin janvier 2025, ils ont été transportés jusqu’à la côte au moyen d’un avion non chauffé. Grâce aux caisses isolantes, les carottes n’ont subi qu’une élévation de température négligeable durant la courte durée du vol. Elles ont ensuite été chargées sur le brise-glace italien Laura Bassi dans un conteneur réfrigéré pour atteindre la Nouvelle-Zélande, le Cap Horn, traverser l’Atlantique, puis la mer Adriatique et être déchargées à Trieste. Depuis là, le voyage s’est poursuivi à bord d’un camion réfrigéré à -50 °C jusqu’à Bremerhaven.
Dans cette ville allemande, les scientifiques ont scié les échantillons en cubes, couche par couche, dans le grand laboratoire de glace de l’Institut Alfred Wegener, spécialisé en recherche polaire et marine. Et c’est sous cette forme que la glace est finalement arrivée à l’Université de Berne début août, prête pour les analyses. Le laboratoire dispose de deux appareils de refroidissement à -50 °C. Pour assurer le maintien de la chaîne du froid, le deuxième appareil s’enclenche automatiquement en cas de défaillance du premier, et pour parer à toute coupure de courant, une génératrice diesel est intégrée au système.
La précieuse mémoire de la glace
Formée par l’accumulation des précipitations tombées il y a longtemps, la glace renferme de l’air du passé. Elle contient ainsi des informations sur l’évolution du climat et de l’atmosphère terrestre au fil des millénaires. Comme l’explique le professeur Hubertus Fischer, qui dirige la division physique du climat et de l’environnement (KUP) de l’Université de Berne et copréside le projet Beyond EPICA, on peut par exemple mesurer dans les échantillons la quantité des principaux gaz à effet de serre présents, à savoir le carbone (CO2), le méthane (CH4) et le protoxyde d’azote (N2O). Certaines analyses peuvent aussi permettre de savoir combien de biomasse se trouvait sur la Terre à certaines époques, ou encore quelle était la température des océans. En bref, cette glace éternelle représente une source d’informations incroyablement précieuse.
Des découvertes sur le réchauffement climatique
Pour préserver les échantillons de toute altération chimique, leur température est maintenue à -50 °C. Les analyses ayant débuté en août à Berne, le contraste avec les températures extérieures est marqué. Le thermomètre affichait 35 °C, déjà la deuxième canicule de l’été. C’est précisément grâce à des analyses de carotte de glace que l’on sait aujourd’hui que les canicules de ces dernières années sont liées au réchauffement climatique. Les mesures de gaz à effet de serre dans l’atmosphère n’ont débuté qu’à la fin des années 1950, c’est-à-dire à l’ère post-industrielle. « Par conséquent, la glace est la seule source qui nous a permis de connaître l’ampleur de la hausse des émissions de gaz à effet de serre et d’établir l’effet de ce phénomène sur les températures », explique le professeur Fischer.
Les conséquences des points de basculement
Ce sont également des forages de carottes de glace qui ont permis de déterminer les conséquences de ce que l’on appelle les « points de basculement climatiques » : lorsque le système terrestre atteint un de ces seuils, des changements climatiques drastiques et irréversibles s’enclenchent. Parmi les points de basculement, les scientifiques comptent entre autres la fonte des calottes polaires arctique et antarctique, le dégel du pergélisol et l’effondrement de la circulation thermohaline dans l’Atlantique Nord, aussi connue sous sa dénomination anglaise « Atlantic Meridional Overturning Circulation » (AMOC). C’est à ce courant que l’Europe doit son climat tempéré. L’effet déclenché si ce courant est interrompu et se remet en marche a été dévoilé par des carottes de glace extraites au Groenland. De véritables témoins de la dernière période glaciaire ! Cette dernière a connu des phases très froides, qui ont été interrompues à plusieurs reprises par des réchauffements rapides. Bien que tous les détails de cette période n’aient pas encore été complètement révélés, les carottes de glace ont permis de montrer que l’AMOC a subi un ralentissement durant la dernière période glaciaire, et que les températures du Groenland augmentaient de 10 à 15 °C en une centaine d’années seulement à chaque fois que le courant se rétablissait. « Si un tel scénario se reproduisait aujourd’hui, sur une Planète où vivent huit milliards d’êtres humains, les conséquences seraient catastrophiques », prévient le professeur Fischer.

Des caisses en polystyrènes contenant des tubes d’un mètre de long sont empilées et conservées à l’intérieur d’une grotte de glace. ©PNRA IPEV
Le lien entre les périodes glaciaires et le CO2
Le chercheur entend résoudre un mystère de l’histoire climatologique grâce aux échantillons conservés dans le local de réfrigération bernois : la transition vers le Pléistocène moyen, une période qui s’est déroulée il y a 900 000 à 1,2 million d’années, au cours de laquelle les cycles glaciaires ont considérablement ralenti. Avant le Pléistocène, les périodes glaciaires et les périodes chaudes se succédaient environ tous les 41 000 ans. Les périodes glaciaires se sont ensuite intensifiées et les périodes chaudes raréfiées, ne survenant plus que tous les 100 000 ans. « Selon notre hypothèse, ce phénomène est lié à la concentration de CO2 dans l’atmosphère », explique le professeur Fischer. Cette concentration était probablement un peu plus élevée durant les périodes glaciaires qui se sont déroulées il y a 1,2 million d’années que durant les périodes glaciaires plus récentes, ce qui a empêché de fortes et longues glaciations comme en a connu la Planète par la suite, à savoir ces 900 000 dernières années. Il s’agit maintenant de vérifier cette hypothèse.
La recherche de strates propres
Les préparations ont commencé il y a plus de dix ans. En effet, il a d’abord fallu trouver où obtenir de la glace si vieille. Dans un premier temps, les scientifiques ont identifié des sites de forage prometteurs en se fondant sur les connaissances existantes et des modélisations computationnelles. Dans un deuxième temps, ils se sont servis d’une technologie radar pour explorer ces lieux dans le cadre d’un avant-projet de trois ans. Comme l’explique le professeur Fischer, c’est sur le site de Little Dome C, à mille lieues de tout, sur le plateau de l’Antarctique central, que se trouvait le trésor : « Là-bas, même à de grandes profondeurs, les différentes strates de glaces étaient encore clairement distinguables, si bien que nous nous attendions à trouver une séquence chronologique intacte ».


Un froid saisissant
Bien que la construction du camp ait débuté en novembre 2019, les grands travaux de forage n’ont pu être entamés qu’après la pandémie de coronavirus. Les scientifiques étaient contraints de limiter leurs recherches à la période estivale, de novembre à fin janvier, où il fait en moyenne -35 °C à une altitude de 3200 mètres. Juste assez chaud pour travailler sur le terrain ! Après quatre saisons, l’équipe a finalement réussi un forage à 2800 mètres de profondeur.
Un défi appelant de nouvelles méthodes
Pour pouvoir analyser les échantillons, l’équipe de scientifiques a dû faire preuve d’imagination. En effet, à mesure que l’on descend dans les profondeurs de la calotte arctique, les strates sont de plus en plus fines. « Cela signifie que nous avons de moins en moins de glace à disposition pour nos analyses à mesure que nous remontons dans le temps », explique le professeur Fischer. Par exemple, si l’on fore jusqu’aux strates vieilles de 1,2 million d’années, 1 m3 contient 13 000 années. Afin de travailler avec si peu de volume, le professeur a commencé à développer, il y a dix ans déjà, une méthode permettant de mesurer plusieurs gaz à effet de serre simultanément.

Dans le local réfrigéré à -50 °C de l’Université de Berne, des échantillons prêts pour l’analyse sont munis d’un code couleur afin de réduire le risque d’erreur. Pour mesurer les gaz à effet de serre contenus dans ces derniers, les morceaux doivent mesurer 10 cm de long. ©Santina Russo
Des analyses à l’infrarouge et au laser
L’équipe de scientifiques a mis au point son propre outil : une lumière infrarouge est projetée sur un petit cube de glace et le fait ainsi directement passer à son état gazeux. Fischer explique que cette transformation directe est importante : « Si la glace se transformait d’abord en eau, les réactions chimiques qui s’opéreraient modifieraient la concentration en CO2 que nous voulons mesurer. » Les gaz libérés par ce processus sont captés séparément, puis mesurés dans un spectromètre laser, qui a également été créé sur mesure par l’équipe et ses collègues de l’Empa.
Une échelle précise à quelques centaines d’années près
Les outils développés permettent de déterminer, avec des échantillons de glace de 15 g, les quantités des principaux gaz à effet de serre avec une grande précision. De plus, les scientifiques mesurent aussi la composition isotopique du CO2 contenu dans la glace pour en retirer des informations sur le cycle du carbone. Ils analysent également les quantités de gaz rares, car ces données permettent de déduire la température des océans dans le passé. D’autres équipes du projet Beyond EPICA se chargent de dater les échantillons avec exactitude et d’autres encore de mesurer les compositions isotopiques de l’oxygène, ce qui fournit des indications sur l’activité biologique.
Avec tous ces processus, les scientifiques peuvent retracer l’évolution de l’atmosphère et des conditions climatiques sur Terre en détail. Dans un premier temps, ils effectueront des mesures sur des échantillons ayant 4000 à 5000 ans de différence. « Nous devrions terminer cette étape au printemps 2026 », dit le professeur Fischer. Dans un second temps, l’équipe va analyser ces échantillons centimètre après centimètre. « Ces travaux prendront quelque temps, mais cette méthode nous permet d’arriver à une échelle précise de quelques centaines d’années seulement. »

Hubertus Fischer
Professeur de physique climatique expérientielle, il dirige également la division physique du climat et de l’environnement (KUP) de l’Université de Berne. Son parcours l’a conduit à se spécialiser dans l’analyse de carottes de glace et il a développé plusieurs méthodes innovantes pour ce domaine de recherche. Alors qu’Hubertus venait de terminer ses études de physique à l’Université de Heidelberg, celui qui allait devenir son directeur de thèse lui demanda : « Tu fais du ski ? Tu sais cuisiner ? J’ai peut-être quelque chose pour toi au Groenland. » Le jeune diplômé ne se laissa pas prier et embarqua rapidement pour les paysages infinis du Grand Nord. Depuis, les expéditions d’Hubertus au Groenland et en Antarctique se sont multipliées.
